Loi RuNet : instrument de souveraineté nationale ou barrage anti cyberattaque?

Des Russes manifestant contre le projet de loi RuNet à Moscou, Mars 2019. Source : Maxim Shipenkov

L’accès à un réseau mondial d’ordinateurs connectés nous paraît aujourd’hui aussi normal qu’anodin. Ce réseau est non seulement une plateforme d’échanges d’idées et d’idéologies, mais il offre également la possibilité de propager des informations à une vitesse fulgurante [1]. Néanmoins, et c’est là un des grands sujets d’inquiétude de ce réseau, il n’y a aucun moyen de supprimer l’empreinte d’une information une fois que cette dernière est partagée sur la toile. Nos téléphones et autres gadgets connectés peuvent alors faire de nous des activistes, mener à des protestations publiques, et enflammer la toile avec des hashtags ébranlant la légitimité, spécifiquement au niveau de l’opinion publique[1], des personnes au pouvoir.

Menacer la légitimité des institutions et des représentants politiques aussi facilement ne plaît pas aux élites dirigeantes, particulièrement dans le contexte des régimes autoritaires.

La Chambre Basse du Parlement russe, Douma, a approuvé le projet de loi. Source : Sergei Fadeichev

Au cours de ces dernières années, une équipe de fonctionnaires russes a travaillé sur le projet RuNet, un projet de loi visant à installer un réseau internet coupé du reste du monde.

L’augmentation des cyberattaques et la possibilité pour les forces étrangères de pénétrer le réseau russe, les avancées techniques des hackeurs, et la protection des données des netizens[i] russes sont les motivations officielles avancées par le parti au pouvoir. En parallèle, le gouvernement russe a introduit de nouvelles lois balisant l’utilisation d’internet. Par exemple, les autorités peuvent désormais emprisonner ou donner une amende aux internautes qui manquent de respect aux fonctionnaires du gouvernement[2]. Plus récemment, la mise en place de la loi de la « souveraineté internet » ou « réseau souverain » (suverennuyu set’), donne la possibilité au Kremlin de couper les connexions internet en Russie et d’empêcher l’accès au web mondial « en cas d’urgence ». Aucune situation d’urgence spécifique n’a été énoncée, et il appartient donc au gouvernement de décider ce qui caractérise une urgence ou une menace[2].

Ce dispositif d’un réseau national, régulé par les politiques du Kremlin, permet d’utiliser la technologie du Deep Packet Inspection (DPI), qui implique un traitement de données analysant en détails le contenu des données envoyées. Le DPI est déjà utilisés par le Great Firewall chinois afin de filtrer le contenu menaçant et potentiellement dangereux pour la stabilité de la Chine[3].

Selon CNN, des critiques ont mis en garde quant à l’ambiguïté du contexte d’application de cette loi qui permet au gouvernement de censurer, dérouter, et déconnecter le trafic internet afin de limiter l’accès à des contenus politiquement sensibles. Des militants soutiennent également le fait que la loi signée par Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, est une tentative d’augmenter la censure, de diminuer la liberté d’expression et d’entraver à la vie privée[4]. À cela s’ajoute le fait d’isoler les netizens russes du reste du monde et de diminuer les possibilités d’organiser des protestations publiques.

Lors d’une entrevue accordée à CNN, Jason Oxman, PDG du Conseil Industriel de l’association professionnelle de technologies de l’information, rappelle que la mise en place de cet internet souverain pourrait avoir un impact négatif sur le développement économique du pays à cause des frais engendrés par les centres de collecte des données et autres dépenses techniques[5]. Si malgré cela la Russie continue à développer RuNet, il est à se demander qui seront les sponsors économiques de cette infrastructure afin de ne pas plonger la Russie dans un déclin économique, et quelles alliances politiques pourraient en émerger sur la scène internationale.

Cette loi n’est bien entendu pas passée inaperçue aux yeux des ONGI qui se donnent pour mission de défendre les droits de l’Homme. L’ONGI Human Rights Watch, aux côté de neuf autres organisations des droits de l’Homme et de la liberté des médias et du net, avaient appelé Vladimir Poutine à ne pas signer la loi sur la souveraineté des réseaux. En effet, dès le début du processus de législation, il apparaissait clair que cette loi entrainerait encore plus de limitations sur un réseau déjà restreint en matière de libertés médiatiques. Malgré les protestations et les campagnes en ligne à travers le pays, la Douma, a approuvé le projet de loi, désormais en place.

Cette loi s’aligne sur le projet de résolution sponsorisé par le représentant permanent russe à l’ONU lors de l’Assemblée Générale annuelle en septembre 2019. Ce projet de résolution, intitulé « Lutter contre l’utilisation des technologies de l’information et des communications à des fins criminelles » requiert, entre autres, des ressources financières à des fins de développement en cybersécurité.

Vassily Alekseevich Nebenzia, représentant permanent de la Russie à l’Organisation des Nations Unies. Source : russiaun.ru

La dernière clause, et donc l’une des motivations de cette requête, « réaffirme l’importance du respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans l’utilisation des technologies de l’information et des communications ». Une déclaration qui aurait pu paraître noble au sein de l’Assemblée Générale, mais les sponsors de ce projet de résolution, aux côté de la Russie, sont la Biélorussie, le Cambodge, la Chine, la République populaire démocratique de Corée (Corée du Nord), Myanmar, Nicaragua, et le Venezuela. En d’autres termes, ce projet de résolution est sponsorisé par les États membres les plus autoritaires et les moins avancés en matière de droits de l’Homme.

Alors, ces pays, dont la Russie, ont-ils réellement un désir de protéger les États membres de cyberattaques à l’échelle globale ainsi que les droits de l’Homme, ou est-ce un cheval de Troie grossièrement déguisé visant à développer une expertise en matières de cybersécurité, et ce à des fins moins démocratiques qu’ils n’y laissent paraître ?

Références

[1] Seife, C. (2014). Virtual Unreality: Just Because the Internet Told You, how Do You Know It’s True?. Penguin.

[2] Ristolainen, M., & Kukkola, J. (2020). Closed, safe and secure–the Russian sense of information security. In Emerging Cyber Threats and Cognitive Vulnerabilities (pp. 53–71). Academic Press.

[3]Anderson, D. (2012). Splinternet behind the great firewall of china. Queue, 10(11), 40.

[4]https://www.hrw.org/news/2019/04/24/joint-statement-russias-sovereign-internet-bill

[5]Digilina, O., Teslenko, I., & Abdullayev, N. (2019, January). Prospects for digitalization of the Russian economy. In 2nd International Scientific conference on New Industrialization: Global, national, regional dimension (SICNI 2018). Atlantis Press.

Note
[i] Le terme netizen fait référence aux utilisateurs d’internet partout dans le monde. En d’autres termes, un netizen est un citoyen du web.

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Mélissa M’Raidi Kechichian
Réseau québécois d’études postsoviétiques

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